47.
Il y avait des empreintes sur les bouteilles de Zingo, mais bien trop nombreuses.
— Donne-moi quelque chose avec quoi les comparer, avait dit Beier.
— Comment veux-tu que je le fasse ?
— La moitié de la ville a tenu ces bouteilles. Elles sont si importantes que ça ?
Winter n’avait pas répondu.
Il se rendit à Häradsgatan et laissa sa voiture au même endroit que la fois précédente. Le vent avait forci, apportant des nuages. Il tombait une pluie mêlée de neige. C’était à nouveau l’après-midi.
Les nuages filaient vite dans le ciel lorsqu’il leva la tête vers les fenêtres de l’appartement des Martell, au sixième étage. Il entra dans le patio aux dalles glissantes. Un écriteau sur une porte à droite disait que le bureau d’accueil était ouvert le dernier lundi du mois entre dix-sept heures trente et dix-huit heures trente. C’est ce soir, pensa-t-il. Ils avaient interrogé le gardien sans rien apprendre de plus. Les gardiens faisaient partie du monde de Winter maintenant.
Quelqu’un était donc passé ici pendant la nuit du nouvel an, vêtu d’un uniforme. Personne n’avait vu de voiture de police. Juste un uniforme. Les témoins étaient unanimes : un uniforme de police. C’était après le meurtre – ou les meurtres, si Siv Martell n’en réchappait pas. Réchapper au profit de quoi ? pensa Winter. De la vie, sous une forme quelconque.
Il retourna dans la rue et parcourut les quelques mètres jusqu’au carrefour. Une femme essayait d’entrer dans un magasin d’alimentation, en tirant une poussette. Winter approcha. Le magasin paraissait déformé dans la lumière de l’hiver. Des traînées de rouille dans les coins, autour des canalisations, dans les fissures, de la couleur. Winter entra. Les étagères étaient dégarnies. Il n’y avait que Winter et la femme, qui se tenait à la caisse en attendant d’être servie. Un comptoir de charcuterie luisait dans les maigres profondeurs du magasin, la lumière bleue éclairait deux affiches sales, qui représentaient des animaux démembrés.
Il ressortit. Une affiche publicitaire s’était détachée de son cadre. Le vent l’emporta. Elle voltigea au-dessus de la rue et fut arrêtée par l’immeuble des Martell, aplatie contre le mur à hauteur d’une fenêtre du deuxième étage.
La femme sortit à son tour et prit à gauche, en longeant une pizzeria et une boulangerie qui avaient fermé pour de bon. Il la suivit. Par la fenêtre de la pizzeria, il vit des chaises empilées. La femme remontait la rue. Winter aperçut le clocher de l’église. Il descendit l’escalier, la paroi rocheuse cachait tout. Personne en vue. Des voitures passaient. Il approcha de la boutique qui s’appelait Krokens Livs, où il avait autrefois acheté une boîte de pastilles Läkerol. Comme ce jour-là, le vent malmenait les affiches de films au-dehors. C’étaient encore les mêmes : La Ville des anges et Les Vengeurs.
Comme alors, le minibus communal s’arrêta dix mètres plus loin pour laisser descendre quelques vieux. Comme alors, Winter entra dans la boutique. Il se retrouva au milieu des produits laitiers, des sacs de chips, des cassettes vidéo, des confiseries, des brosses à vaisselle et des journaux. Dehors, le vent agrippait plus fort La Ville des anges qu’il apercevait par la porte vitrée. La femme derrière la caisse était originaire d’un autre pays. La Turquie peut-être. Ou l’Iran. Elle souriait. Winter lui demanda une boîte d’allumettes. Derrière la femme, il y avait une photo du magasin. Prise au soleil. C’était bien la même boutique, sans aucun doute possible. Comme alors, deux affiches de films encadrées sur le trottoir. La photo faisait à peu près cinq centimètres sur sept et elle était en partie cachée par une pub pour des cigarettes. Winter ne se souvenait pas de l’avoir vue l’autre fois ; elle avait pourtant dû y être, car les couleurs étaient pâlies, sans éclat. Elle pouvait avoir trois ans, ou dix. On voyait un homme âgé, debout sur le seuil, une pile de journaux dans les bras, l’air d’un propriétaire fier et heureux. Mais ce ne fut pas son expression qui poussa Winter à garder le regard rivé à l’image au point d’en oublier sa monnaie et de ne pas entendre ce que lui disait la femme. Au-dessus de la tête de l’homme, il apercevait une enseigne. À présent, celle-ci était à angle droit par rapport à la façade. Krokens Livs.
Sur la photo, c’était un autre nom, tracé en lettres rouges : Manhattan Livs.
*
Börjesson était retourné à Powerhouse, le magasin de disques de Vallgatan. Le jeune enquêteur connaissait bien la boutique.
— Je suis déjà venu, déclara-t-il au vendeur. À titre privé, si je puis dire.
— Ravi de l’entendre.
Le gars derrière le comptoir mâchonnait quelque chose en examinant une pile de CD d’occasion. Il ouvrit une pochette et vérifia l’état du disque.
— Je ne te remets pas. Mais je n’étais pas là cette dernière année – il rangea le disque, leva la tête vers Börjesson et sourit. New York, L.A., Sydney, Bornéo.
— Pas mal, dit Börjesson – il tira un CD de sa poche. Tu reconnais ça ?
Le gars prit Sacrament, regarda la pochette, puis Börjesson.
— Si c’est moi qui l’ai vendu ? Yes, sir.
— Tu reconnais le disque ?
— Mais oui. C’est peut-être même cet horrible dessin qui m’a donné envie de retrouver le soleil. On en avait deux exemplaires.
— C’est exactement la question que j’allais te poser.
— Ce n’est pas si mal, vu la qualité de la production.
— Tu ne te rappelles pas à qui tu l’as vendu ?
— Tu plaisantes ? Je ne suis pas seul à travailler ici. Et je suis plus doué pour reconnaître les pochettes de disques que les visages.
Il retourna celle qu’il tenait à la main, considéra la photo des hommes de l’ombre se détachant sur un fond coloré.
— Parfois, je me souviens des types qui viennent nous revendre leur collection. Certains arrivent avec des montagnes de disques. De temps en temps il y a des trouvailles. Celui-ci est un peu limite.
Il prit le livret, le feuilleta.
— Qu’est-ce qu’il a de si intéressant ?
— Il est lié à une affaire sur laquelle on travaille, dit Börjesson.
— Le meurtre dont on a parlé dans les journaux ?
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Simple association d’idées. C’est une musique un peu sanglante, si on peut dire. Mais assez gentille, au fond.
Il eut un petit rire.
— Tu te souviens du type à qui tu as acheté ce disque, alors ?
— Non. Ce n’était peut-être pas moi. Tu as demandé aux autres ?
— Oui. Ça ne leur dit rien.
— Alors c’était peut-être moi malgré tout… Voyons voir… On en avait donc deux. Le premier était ici quand j’ai commencé à travailler. Le disque a quand même quelques années…
Il quitta le comptoir et fouilla les bacs réservés au hard-rock.
— Rien maintenant. Mais on en a eu deux. Pas au même moment.
Börjesson réfléchissait. Quelqu’un à l’arrière-plan avait changé de disque et mis du Led Zep.
— Quand je suis parti en voyage, reprit le vendeur, il y en avait un exemplaire. Quand je suis revenu, il n’y était plus.
— D’accord.
— On a tellement de clients que c’est impossible à vérifier.
— Je comprends.
— Des gens de tous âges, de toutes races, de toutes tailles.
Börjesson regarda autour de lui. Il y avait une vingtaine de clients dans le local, tous de sexe masculin. La plupart étaient des adolescents ; il y avait aussi quelques trentenaires penchés sur les bacs et au même instant, un type de quarante-cinq ans environ entra avec un grand nombre de 33 tours sous le bras. Deux filles le suivaient.
— Il y a eu aussi pas mal de changements dans le personnel. Au cours de la dernière année, on a eu quelques arrivées et quelques départs.
— Les affaires marchent bien ?
— Plutôt.
Il retourna derrière le comptoir, où la pile de CD avait été rejointe par les 33 tours. Il se retourna vers Börjesson.
— Puisque tu es de la police, je me souviens qu’il y avait parfois un collègue à toi qui venait regarder les nouveautés. Un flic, je veux dire. Ce devait être juste avant que je parte en voyage.
— Un collègue ? Comment le sais-tu ?
— Je suis quand même capable de reconnaître un uniforme de police.
— Tu veux dire qu’il est venu… en tant que client ?
— Oui, bien sûr.
— C’est inhabituel ?
— Des flics en uniforme qui viennent regarder les disques ? C’est sans doute le seul que j’aie vu. Pose la question aux autres.
— C’est déjà fait.
Il jeta un regard à Börjesson. L’homme aux 33 tours avait été pris en charge par un autre vendeur.
— Vous avez le temps d’aller acheter des disques pendant le service ?
La femme répéta ce qu’elle venait de dire. Winter détacha son regard de la photo.
— Vous avez la monnaie plus petite ?
— Non, je regrette.
Il indiqua la photo.
— Ce magasin s’appelait autrefois Manhattan Livs ?
Elle pivota sur son tabouret, se retourna vers lui.
— Je ne sais pas. Je viens d’arriver.
Winter savait que le propriétaire était un homme. Tous les habitants du quartier avaient été soumis à un entretien de routine, et il avait lu les retranscriptions, comme tous les autres éléments du rapport d’enquête.
— Le propriétaire vient le soir. Bertil.
— Je peux avoir son numéro ?
Bertil Andréasson décrocha à la deuxième sonnerie. Winter se présenta et l’interrogea sur le nom de la boutique. Il était de retour dans son bureau, son manteau trempé suspendu au cintre à côté du lavabo.
— C’est moi qui ai changé le nom de la boutique quand je l’ai rachetée, dit Andréasson.
— Quand était-ce ?
— Voyons… Bientôt trois ans.
— Vous avez changé le nom tout de suite ?
— Presque. Manhattan… je voyais pas le rapport. Je ne suis jamais allé à New York, mais ça m’étonnerait que ça ressemble à Hagåkersgatan. Du moins pas le Manhattan qu’on voit dans les films.
— Vous êtes souvent dans la boutique ?
— Pardon ?
Winter perçut le changement de ton. Une brusque pointe de vigilance.
— Vous êtes souvent à la boutique ?
— Vous avez rencontré Jilna.
— Elle n’est pas là depuis longtemps.
— J’en avais deux autres avant. Je ne peux pas être là en permanence, j’ai un autre boulot à côté.
— Ces deux employées sont parties ?
— La première a déménagé et la deuxième ne savait pas compter.
— J’ai quelques questions supplémentaires à vous poser, annonça Winter. Ce serait bien de ne pas le faire par téléphone. Pourriez-vous venir au commissariat ?
— Pourquoi ? J’ai déjà eu affaire à la police, après le meurtre. Je ne sais rien de neuf.
— On a parfois besoin de parler aux gens plusieurs fois. S’il y a du nouveau.
— Quoi donc ? Ah oui, l’ancien nom.
— J’ai vu la photo.
— Celle qui est derrière la caisse ? La photo de Killdén ? J’ai pensé l’enlever au moins quatre-vingt-dix fois. Mais il arrive à des vieux clients de parler du bonhomme, alors je l’ai laissée. Raisons sentimentales.
— Killdén était le précédent propriétaire ?
— Åke Killdén. Il avait quelques boutiques, il les a revendues et maintenant il est au soleil.
— Ah ?
— Il s’est acheté un appartement, ou une maison, en Espagne. Sur la Costa del Sol, je crois.